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5 mai 2020 2 05 /05 /mai /2020 17:57
Sur la route

Le temps est élastique.

Passez une heure en mauvaise compagnie et les secondes s’étirent en une lente procession funèbre.

Mais quand une heure, c’est tout ce qui vous est imparti pour vous évader de votre prison, si dorée fut-elle, alors c’est tout autre chose.

En premier lieu, on se demande où on va aller. Choix suffisamment restreint géographiquement, mais également temporellement. Un kilomètre, une heure. Débrouillez-vous avec ça.

Depuis trois semaines, ma vie n’a finalement pas changé. Sortir faire les courses, une fois par semaine, de préférence entre midi et deux pour éviter la foule. Aller humer quotidiennement les odeurs de la forêt, hors des sentiers battus, pour la même raison. Lire. Ecrire. Occupations solitaires s’il en est.

Seul le travail a changé, pas fondamentalement mais de façon subtile : je n’ai plus d’élèves en face de moi. Le fond reste le même, transmettre, guider, encourager, amener tout doucement à l’autonomie. Ils me font toujours rire, ils m’émeuvent, ils m’énervent, ils m’épatent. Par messages interposés mais l’émotion reste la même, amplifiée même par une forme de cristallisation due à l’absence. Je tapisse les murs de mon bureau des dessins qu’ils m’adressent, pleins de fautes d’anglais, mais on s’en fout.

Ce n’était pas le sujet. J’ai une fâcheuse tendance à la digression ces derniers temps, il faut me rappeler à l’ordre.

Ce fut donc l’ancienne route, choix de la raison en ces temps où les chemins forestiers eux aussi sont interdits par décret préfectoral. Il y a des années, cette route goudronnée était la seule qui menât à Saint-Claude, elle est d’ailleurs toujours surplombée par la Ligne des Hirondelles par laquelle les tortillards locaux rejoignent la ville, empruntant tunnels et viaducs. Une curiosité. Ma maison, une des plus anciennes de la vallée, est à un saut de puce, juste en bordure du bourg. En temps normal, la route est empruntée par quelques badauds, sportifs du dimanche, familles en promenade postprandiale, solitaires de mon espèce venus chercher matière à noircir de la pâte à papier, mais pour l heure, pas un chat en vue.

Je n’aurais pas dû mettre ces bottes, il fait une chaleur de four. Je ne m’y attendais pas étant donné les gelées matinales. L’odeur de soleil, de végétaux secs, d’humus chaud, de rochers cuisants m’emplit toute entière d’un élan vital. Ce côté du monde est en train de prendre le grand tournant vers la belle saison, la saison vert tendre, celle de la fonte, du dégel et de la renaissance.

Assise sur une pierre plate, douce et chaude, tout près du Pont du Diable, ouvrage qui semble sorti de nulle part, ne mener nulle part, qui enjambe la vallée, étroite à cet endroit, étirant vers le ciel ses arches de pierre blanche dont l'ombre offre une fraîcheur de cathédrale, les yeux fermés, la tête renversée, j’offre mon visage et mes bras nus aux rayons ardents du soleil. Un tout petit lézard, de la taille d’un bâton de glace, d’un gris presque noir a pris la même pose, immobile ou presque. Je peux le voir respirer. Il m’a vue mais ne bouge pas, le besoin de chaleur est manifestement plus vif que la peur. Des papillons volent au hasard, piérides, tabacs d’Espagne, citrons égaient les talus de leurs robes chatoyantes. Un tout petit, bleu ciel, passe au ras de mon visage. Minute papillon ! Il est déjà loin, pressé de vivre chaque instant d’une vie dont chaque minute est une journée.

Deux joggers passent en me saluant, bifurquent et grimpent dans le coteau, chaussettes fluo sur baskets blanches, montres connectées dernier cri. Un coup d’œil à la mienne m’indique que mon temps imparti est à moitié écoulé.

Sur le chemin du retour, j’entends aboyer les chiens du refuge en contrebas . Le Loup est là, parmi eux. Il me manque ce vieux débris, sourd et incontinent, les pattes raides comme des baguettes. J’avais pris l’habitude, chaque jour, de passer le prendre pour m’accompagner dans mes balades, les poches gonflées de friandises. Mais le refuge est fermé jusqu’à nouvel ordre. J’aperçois d’en haut sa grande silhouette noire, dans la cour. Je pense à un livre d’images de mon enfance, la petite chèvre de monsieur Seguin qui s’est enfuie dans la montagne et contemple d’en haut la maison de son maître, la petite cour et la corde qui la retenait prisonnière. Moi, je regarde le Loup, là-bas, tout en bas, et il me manque.

A deux rues de chez moi, deux voisins qui terminent leur repas me hèlent depuis leur jardin : On t’offre un verre ? Je décline gentiment, prétextant la fin du compte à rebours réglementaire, un œil sur mon poignet, alors que j’ai dix bonnes minutes devant moi avant la prune. C’est la première fois qu’ils s’adressent à moi pour autre chose que les salutations d’usage. L’isolement désinhibe, les codes sociaux changent. La distanciation sociale a des effets paradoxaux.

Demain, je mettrai des sandales.

 

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