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[Rêves et chimères] Acte 3: Août

Août.

Parfois, il arrive que les choses ne se passent pas exactement comme on les avait prévues. 

Ce fameux samedi, je m’apprêtais à conduire cet engin de mort de 15/6 pour la première fois. Et ce jour-là, je n’avais pas oublié mes Converse…

Je suis passée chez mon collègue et inséparable coéquipier boire un thé et c’est ensemble que nous avons pris la route pour l’autre côté de la vallée, pleins d’enthousiasme à l’idée de l’après-midi qui nous attendait.

 

Certaines maisons dégagent quelque chose de spécial , et celle vers laquelle nous nous dirigions sous l’orage menaçant est l’une d’entre-elles. 

J’adore cet endroit : de la route, on ne voit qu’un petit bout de façade envahie de vigne vierge, sous les frondaisons de grands arbres qui dissimulent le reste de la bâtisse. 

Ca ne paye pas de mine, on pourrait passer à côté sans même lui accorder un regard à cette vieille petite maison de pierre, toute biscornue.

Mais quand on pousse le portail et que l’on contourne le bâtiment, la magie opère. Un verger magnifique, des dizaines d’arbres fruitiers superbement entretenus (dont certains qui ne sont pas du tout censés pousser à cette altitude…) et un porche à tomber par terre, tout en pierre blanche. 

De chaque côté des marches, une végétation envahissante, du lierre, des lauriers, des potées de piments, et même un invraisemblable datura, comme je n’en ai jamais vu ailleurs. Garées un peu plus loin sur le chemin, la 15/6 et une Primaquatre, rutilantes. Surréaliste.

On pousse la porte. 

A l’intérieur, on est tout simplement hors du temps. Plafonds très hauts. Moulures élégantes. Des horloges : sur pied, au mur, partout. Carillons, comtoises, coucous suisses. Aucune à l’heure. Des années de poussière. Des cadres suspendus, abritant de grands clichés en noir et blanc . Une table en bois, encombrée de bocaux, de bouteilles et de verres pas trop propres. D’étiquettes. De bouchons. De bouts de ficelle. Deux chats, l’œil rond, les oreilles déchiquetées par les bagarres. Mais câlins malgré leur air de vieux matous vindicatifs. Et mon hôte, qui a manifestement fait un effort vestimentaire pour l’occasion, son costume n’a qu’un seul trou, énorme certes, mais un seul. C’est un original, un anticonformiste, je l’aime pour ça.

« Bonjour miss ! Bonjour gamin ! (mon collègue a trente ans mais on lui en donne dix-sept…)

Mais asseyez-vous, on ne va pas sortir la puissante 15/6 sans s’être rincés avant ! »

Là on débuté nos ennuis.

« Vous allez me goûter le Pétrole d’Orange, vous me direz ce que vous en pensez… »

Et là, il nous a rempli chacun un demi verre à moutarde pas très propre de « raide »

Wow, je me suis dit.

A la première gorgée, j’ai fermé les yeux en attendant la mort. Et puis rien. Juste le goût des agrumes, pas l’implosion que je redoutais. Pas désagréable même…

Et l’orage a éclaté, forcément. Ici, c’est toujours impressionnant. L’apocalypse, des trombes d’eau, des éclairs de fin du monde, le tonnerre qui n’en finit pas de résonner entre les sommets.

Pas d’autre choix que d’attendre la fin du déluge, les essuie-glaces de la traction étant tout à fait décoratifs.

Un type à queue de cheval est entré en trombe, avec son chien, trempés comme des soupes.

« Mon apprenti druide ! Viens donc te rincer avec nous. Tu en es où dans les greffes ? »

Il semble que le vieux lord soit un magicien aux mains vertes, et il forme de jeunes recrues à l’art de la culture des fruitiers. 

Et sans m’en apercevoir, j’avais fini mon verre de « raide » 

« Vous voulez voir des photos des précédents bolides? »

Alors là, volontiers, je ne demandais que ça. Il est allé chercher un carton dans la pièce d’à côté (par la porte entrouverte, fauteuils éventrés, piles de bouquins en équilibre instable, poussière millénaire et…une dizaine de tonneaux en plastique bleu qui m’ont laissée perplexe.)

Il s’est rassis, a rempli mon verre aux trois quarts avec du Pétrole de Coing (vous m’en direz des nouvelles, c’est tout à fait puissant et extraordinaire…), celui de son apprenti et celui de mon collègue qui n’a pas eu le temps de dire ouf.

Cette fois, je ne me suis même pas méfiée, j’y suis allée franco. 

Surprenant, aromatique, délicieux. 

Pas si fort, c’est bizarre…

Deuxième gorgée. 

Le chat assis sur la table qui me regarde de ses yeux verts, hypnotiques. 

Un carillon Westminster qui sonne, je suis à Londres, juste sous Big Ben. 

L’orage qui gronde. 

Et là je suis partie d’un coup. 

Sans prévenir. 

Une grande claque, l’impression de ne plus être tout à fait là, dans cette vieille maison toute biscornue et poussiéreuse. 

L’impression d’être totalement cotonneuse, détachée, calme et tranquille. 

De très loin, je vois mon collègue qui devient tout blanc, sourit bêtement en me disant, je sais pas, je suis bien fatigué d’un coup, bien fatigué…

« Mais faut pas se laisser abattre, faut rincer la tuyauterie ! »

Gentiane. 

Le tord-boyaux local.

J’ai dit non, je peux pas, je vais y laisser ma peau, j’ai pas l’habitude.

Et surtout je savais pertinemment que même si l’orage passait, je n’étais plus du tout en état de conduire la 15/6, ni même un vélo d’ailleurs.

« Comment ça, mais non, c’est un vrai remède à la fatigue », et va-y que je remplis le Duralex, j’étais verte. 

Pas autant que la gentiane.

J’étais comme clouée à ma chaise, mais la tête dans les étoiles . 

Et on a regardé les photos, une par une.

Sa première traction, qu’il a remplacée cette année par celle dont j’ai été l’heureuse passagère. 

Des dizaines de photos, une mise en scène digne d’un film de gangsters, avec fusils et revolvers au poing. Lui et ses frères. Lui et ses conquêtes. Des vieux clichés en noir et blanc et d’autres, aux couleurs un peu passées.

Et une B14. Rouge, magnifique. Des clichés de la B14 remplie d’enfants riant aux éclats. 

Des mariés inconnus. D’autres clichés, penché à la vitre d’un bolide, arme au poing , sur lesquels il a quarante ans de moins.

Mais toujours le même regard. Malicieux, rempli d’une passion débordante et communicative.

Cliché suivant. 

Et là, j’ai tout d’abord pensé être en plein rêve. 

Une photo toute jaunie. 

Toute pleine de traces de doigts. 

Une photo qui a manifestement beaucoup été manipulée.

Un renardeau. 

Dans ses bras, en train de lui mordiller la main, l’œil vif et coquin.

Je ne pouvais pas détacher mon regard de cette photo. 

Il a bien vu mon trouble.

« Vous savez miss, on s’est apprivoisés, tout doucement. Il faut savoir prendre son temps, ne jamais brusquer les choses. Un beau soir, il s’est laissé faire. Il a pris le risque. Il n’aimait que moi . Quand quelqu’un entrait, il se cachait sous un fauteuil pour n’en ressortir qu’à son départ. 

A l’automne, il est parti. Il était temps pour lui de retrouver la vie sauvage, je ne devais pas le retenir plus longtemps. Ca fait des années maintenant, mais certains soirs, il me manque. »

Je suis restée statufiée.

On y gagne toujours, à cause de la couleur des blés…

« Tout va bien miss ? »

Le petit « oui » qui a franchi mes lèvres devait être tout sauf convaincant.

« Allez, il est temps de sortir la Puissante ! »

Sauf que là, plus personne n’était en état de la conduire ,la Puissante, sauf lui. 

On a laissé l’apprenti druide devant son verre (lui aussi avait l’air « bien fatigué ») et on s’est hasardés sous l’orage finissant, jusqu’à la 15/6 qui nous attendait un peu plus loin sur le chemin, en grande conversation avec ma Jaguar, un tableau totalement surréaliste dans ce petit bled au fond de la vallée.

La petite lady pas trop d’équerre à la place de l’éternelle passagère, mon coéquipier bien fatigué derrière moi à jouer avec mes nattes et le vieux lord au volant. 

Roulez jeunesse…

« Je vais vous emmener chez des amis à moi, ils tiennent une taverne deux villages plus loin, vous allez les adorer ! »

No comment. 

Allons-y gaiement, au point où nous en sommes.

J’ai entendu mon collègue qui chantonnait le God Save the Queen, tassé dans la banquette arrière.

« Miss, passez-moi donc le tabac qui est dans la boîte à gants, il doit m’en rester. »

Je déverrouille la boîte dans laquelle j'avais quelques semaines plus tôt glissé ma carte, et là…grand blanc ; puis grand éclat de rire. 

Une dizaine de boîtes pleines de cartouches de vingt-deux Long Rifle, bien rangées. D’un coup, j’ai repensé aux photos arme au poing. 

« Euh...Je crois que vous êtes à court…de munitions ! »

« Pas grave Miss, j’en trouverai là-bas ! »

Là-bas… 

C’est un endroit qui n’existe pas : Je suis d’ailleurs persuadée que si j’essaie un jour d’y retourner , je pourrai parcourir mille fois cette route sans jamais le retrouver. 

Je crois qu’il n’existe que dans une autre dimension, un autre temps ; 

Une ferme , toute basse, typique du coin, un peu en retrait de la route. 

Des engins agricoles qui datent d’une autre ère. 

Tiens, c’est bizarre je me suis dit, il n’y a pas d’enseigne…

On traverse la cour, il pousse la porte de la grange, on traverse un long couloir encombré de tout un tas d’objets hétéroclites . Une odeur de vache, entêtante, omniprésente.

Et tout au bout, on entre dans ce qui semble être la cuisine très antique des propriétaires eux-mêmes très antiques ; on dirait même qu’ils sont momifiés les taverniers. 

L’un des deux est fossilisé, une cigarette entièrement consumée aux lèvres, la cendre miraculeusement entière et intacte. 

Et là aussi de la poussière, partout, des années de poussière sur un chaos de modèles réduits de voitures, de vieux calendriers des postes et de vieux outils dont j’ignore totalement l’usage.

« Qu’est-ce qu’on vous sert ? »

Là, j’ai pris les devants : j’ai demandé un soda ; Le moins mort des deux s’est levé, il était en chaussons, il est allé droit à un vieux frigo aussi antique que le reste et en a sorti une bouteille pas trop nette : "c’est du kéfir , du fait maison, vous allez adorer ! "

Ca, je n’en doutais pas, tout sauf un autre verre de Pétrole. 

Mon collègue s’est fini au vin du Jura, pour ne vexer personne. 

Le vieux lord a échangé un billet de cinq euros contre deux paquets de Camel et la conversation a tourné autour des aventures extraordinaires d’un chasseur décédé qui avait gravement endommagé le four du crématorium avec les dizaines de cartouches dont était lesté son dernier costume. « Sacré canaille, même mort il a réussi à emmerder le monde ! »

Quand on est rentrés à la vieille maison, notre hôte a tenu à nous emmener au grenier . Pas le sien bien sûr, il est peut-être excentrique mais il n’est pas fou ; non, quelque maisons plus loin, dans une bicoque toute abandonnée. 

Sous la charpente, son trésor de guerre : des dizaines de bonbonnes de verre, habillées d’osier et d’étiquettes étranges : GEN, FRA, BAN, …

Gentiane, framboise, banane…

Il a pris un entonnoir, deux bouteilles vides, et il nous a fait choisir.

En repartant, je lui ai promis que ma prochaine récolte de coings serait pour lui. Tant pis pour les pâtes de fruits.

J’ai assis mon collègue dans la Jaguar, il n’était même plus en état de tenir les bouteilles. Après dix secondes de réflexion, je les ai calées dans les soufflets derrière les sièges.

On a pris les toutes petites routes, pas le moment de tomber sur les douanes vu notre état et les deux litres de raide clandestine, pas très envie non plus de finir au fond d’une geôle helvète, elles ne sont pas réputées pour leur hospitalité. 

J’ai déposé mon coéquipier fracassé dans son lit, il répétait en boucle qu’il était bien fatigué, bien fatigué…........ et je suis rentrée à mon repaire. Comme j’ai pu. Avec mes Converse.

 

Tu sais, je pense un peu plus chaque jour que je vis ici dans un autre monde, une sorte de République Indépendante, avec ses propres lois, où les licences 4 n’existent pas, où les cigarettes de contrebande s’achètent au fond de drôles de tavernes , où les boîtes à gants des Dinky Toys sont pleines de cartouches prêtes à l’emploi. 

Où les renards se laissent apprivoiser par de très vieux petits princes.

L’âge n’est qu’un simulacre. Il n’y a de vif et de vrai que son enfance.

Et je crois que ce pays taillé dans l’étoffe d’un rêve, c’est le pays de l’enfance retrouvée.

 

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Viola

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  • : Viola's book of mirrors
  • : "C'est parce que Shakespeare ne parle jamais de lui dans ses pièces que ses pièces nous le révèlent complètement, et nous montrent même mieux sa véritable nature et son tempérament que ces sonnets étranges et exquis où il met à nu pour les yeux lucides le trésor secret de son coeur. Oui, la forme objective est, en définitive, la plus subjective. L'homme cesse d'être lui-même dès qu'il parle pour son propre compte. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité." Oscar Wilde, Intentions
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