[Autres cieux] Nuit à Tivoli

Cette nuit, nous allons  voyager dans le temps, les mots ont cette magie particulière d’abolir la distance des siècles qui passent et de ramener à la vie ceux qui nous ont précédés.

Oubliez qui vous êtes…
Adossez-vous contre un olivier, dans la douceur de la nuit, et levez les yeux vers les étoiles .
Laissez-vous gagner par la chaleur de la terre, encore chargée du soleil de l’après-midi.
Cette nuit, mon parfum est celui de la fleur d’oranger.

Fermez les yeux, profitez juste de l’instant présent.
Et laissez-moi vous conter mon histoire …

Les étoiles sont les mêmes que cette nuit, au dessus de la Villa d’Hadrien, mais nous sommes revenus presque deux millénaires en arrière, et les vestiges d’aujourd’hui sont alors d’imposants édifices de pierre claire, dans lesquels plus de trois mille personnes s’activent jour et nuit.

Vous en êtes le propriétaire, et l’architecte.

Mais cette nuit, votre esprit est ailleurs. Même la représentation donnée en votre honneur au Théâtre Maritime n’a su vous détourner de vos pensées.
Quand vos invités ont quitté les lieux, vous vous êtes livré à l’art de la Divination.
Et les Présages ont été favorables.

C’est l’esprit libéré que vous vous êtes avancé jusqu’au centre du Théâtre pour y recevoir la lumière de la Lune par une ouverture pratiquée intentionnellement dans le toit, et célébrer ainsi toute la mystique de votre fonction Impériale.

Depuis cette nuit où son regard a croisé le vôtre, elle occupe toutes vos pensées.

Cette femme à l’allure de statue qui a suscité toutes vos interrogations ce soir-là, dans la Salle des Philosophes, alors qu’elle y déclamait en vers ses idées sur le sens de la Vie.

Une bouffée d‘originalité et de poésie au milieu de tous ces vieux Penseurs que votre mécénat faisait vivre. Une Perle , au milieu des parasites.

Ce soir là, dans l’alcôve du Serapeum, vous avez exigé sa présence à votre table.
Elle vous a intrigué, et fasciné.
Vous ne pouviez détacher votre regard des tresses de cheveux d’un noir d’ébène qui formaient une petite couronne autour de sa tête.
Et laissaient nu son cou délicat.

Si différente des autres femmes de l’aristocratie dont les chevelures arrangées en boucles d’un blond qui ne devait rien à la nature étaient savamment retenues par de compliqués diadèmes de perles fines.

Elle, avec pour tout ornement sa petite couronne de cheveux couleur de nuit, était d’une parfaite simplicité.

Chaque fois qu’elle portait à sa bouche un grain de raisin muscat, vous aperceviez l’éclat de ses dents blanches, aux petites canines étrangement pointues. Vous vous demandiez s’il lui arrivait de s’en servir, et combien sa morsure devait être délicieuse.

Et quand ses yeux clairs croisaient les vôtres, vous ne pouviez vous en détacher.
Vous étiez restés éveillés toute la nuit, à échanger des poésies et des théories, marchant côte à côte sous les étoiles, le long du bassin. Et vos esprits étaient en résonance.

Au petit jour, vous aviez dû vous résoudre à la quitter, personne n’échappe à ses obligations pas même l’Empereur.

Ce soir, les Présages ont été favorables.
Elle sera vôtre.

Quittant les murs du Théâtre, vous empruntez les souterrains, une de vos idées d’ailleurs, ce réseau est né des caves formées par l’extraction des matériaux nécessaires à la construction de la Villa, puis agrandis de manière à desservir la propriété entière, d’une extrémité à l’autre, sept mètres sous terre.
Dans les stalles aménagées de chaque côté du souterrain principal, plus de deux cent soixante chevaux, tous semblables, y prennent un repos bien mérité après une journée d’attelage.

Vous vous attardez auprès de votre monture favorite, un animal né au cœur du désert, aux jambes fuselées et au caractère de feu. Elle incline vers vous sa tête d’ébène, et vous caressez d’un doigt le pelage si doux, si soyeux de son museau.
Et vous êtes certain que lorsque vous dénouerez les tresses de cette jeune femme, leur douceur n’aura pas d’égale.

Là, à la lumière des torches disposées tous les dix pas, vous reprenez votre chemin vers les bassins.
Les dernières marches de pierre blanche vous ramènent à la surface, et le spectacle pourtant familier de l’alignement des statues sous la Lune vous touche en plein cœur.

L’une d’elles surpasse toutes les autres, de par sa silhouette longiligne et pourtant sans équivoque.

Elle vous offre son émouvant profil, consciente de votre présence et de l’intensité de votre regard, mais elle ne fait pas un geste.
Et vous vous prenez à songer à un spécimen rare de félin exotique, libre et gracieux. Un pas en avant et elle risque de s’enfuir, en un éclair. Alors vous ne bougez plus.
Elle porte la Stalla, et les deux rectangles de soie ivoire sont retenus à sa taille par des fibules qui brillent sous la Lune.
Sa Palla dont le capuchon laisse entrevoir la couronne noire de ses tresses , est nouée sur son épaule droite, et l’autre extrémité est drapée autour de son bras gauche dont le haut est cerclé d’un bracelet d’argent.

Et quand elle se tourne vers vous, votre cœur s’arrête.
Elle vous attend ;
Elle ne fait pas un mouvement ;
Elle ne prononce pas un seul mot ;
Mais ses yeux sont si transparents que vous y voyez son âme.
Quand vous la rejoignez sous la lumière du ciel nocturne, la vôtre s’y reflète aussi.
Et vous savez déjà que si un jour on vous donne à choisir entre l’Empire et votre propre vie, vous choisirez la Vie.

Parce que votre Vie, c’est Elle.