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[Autres cieux] : Bise noire

Cette nouvelle a remporté le premier prix du concours de nouvelles policières organisé par la MIA dans le cadre de l'Année du Polar.

 

 

Préface

Quand je suis tombée sur la publication de la MIA annonçant un concours de nouvelles policières, ma curiosité a été piquée, d'autant plus que le thème imposé était une image, celle d'une femme en noir, sacoche et parapluie à la main, au milieu de ce qui semblait être une lande ou un pré, des graminées au premier plan. Etant rebelle à la contrainte, celle-ci m'ennuyait. De même que le nombre de caractères imposé. Puis la contrainte s'est faite défi. En graphomane invétérée, j'ai dans mon ordinateur un dossier intitulé "tiroir à bordel". Du genre de ce tiroir de cuisine ou d'entrée où se côtoient bouts de ficelle, chargeurs, piles usagées ou pas, on ne sait plus. Mais ce qu'on sait en revanche, c'est que "ça peut toujours servir". J'y stocke pèle-mêle des instantanés de vie, des réflexions, des bouts d'histoires, bref, de quoi noircir de la pâte à papier. C'est dans ce bric-à-brac que je suis allée piocher, tel Frankenstein cousant ensemble les morceaux de sa créature. Certains passages ne vous seront donc pas inconnus si vous avez parcouru ce blog. Je voulais que ça aille vite, je suis fondamentalement paresseuse. En deux heures, c'était plié et envoyé. J'ai horreur de me relire car ça implique une intellectualisation, ce qui est aux antipodes de ma vision de l'écriture. Et puis j'ai oublié. Les mois ont passé. Mi-novembre, j'ai reçu une invitation de la MIA, le prix de la nouvelle de l'Année du Polar allait être remis par un jury présidé par Nicolas Leclerc dont je venais justement de lire le dernier roman. C'était la première fois que j'avais en face de moi des lecteurs en chair et en os, je ne fais lire mes textes à personne, mis à part à toi, cher lecteur, qui t'es perdu dans les méandres de la toile avant d'arriver ici. C'était très intimidant pour une introvertie de mon espèce. Et très inattendu. Merci. Mille mercis.

 

 

Bise noire

 

“Hello little flower, it's very nice to meet you

Have you been hiding in the snow all winter long?”

(Comptine britannique)

 

Asseyez-vous inspecteur, je vous en prie. Non, pas dans ce fauteuil s’il-vous plaît, c’était le sien. J’aurais du mal à vous parler si vous étiez assis à sa place.

Si vous permettez, j’enlèverai mes souliers. J’aime bien m’asseoir sur le côté, jambes repliées, calée au fond de mon fauteuil. C’est une position tout à fait enfantine, régressive, mais c’est la seule qui me convienne vraiment quand l’envie me prend de bavarder.

Les températures frisent l’inadmissible, vous avez raison.  Le Bonhomme Hiver du livre de lecture de mon enfance a lâché ses grands loups gris au poil hirsute. Ce terrifiant bonhomme à la longue barbe gelée, dont le manteau en poil de chèvre tombe sur ses grosses bottes, aux yeux méchants, aux lèvres serrées, ses longs cheveux passant sous un bonnet de laine grise, tenant au bout d’une corde trois grandes bêtes maigres qui tirent en hurlant est revenu du nord, par la grand-route.

La neige, le vent et le gel inspecteur, ce sont ses grands loups gris. Ici le printemps est toujours tardif, on croit qu’il pointe le bout de son nez et l’hiver fait toujours une contre-offensive.

Mais voici l’eau qui bout. Ne bougez pas.

Voilà.

Du sucre ?

Vous aimez mon Jardin Bleu ? Je bois toujours mon thé sans citron et très sucré, une hérésie. 

Oui c’est vrai, j’attendais votre visite. Je sais que vous connaissez la vérité, depuis le début, même si l’affaire est close. Les accidents arrivent inspecteur, surtout lorsque que la victime est bien connue pour abuser de la boisson. Les vieilles échelles sont parfois vermoulues, elles supportent votre poids pendant des années et un beau jour…

Quand je l’ai trouvé, il n’était pas encore mort. Son cou formait avec son corps un angle aberrant, mais ses yeux étaient toujours ouverts, et il m’appelait.  Un timide soleil d’avril entrait par la lucarne de la grange et faisait voleter dans ses rayons la poussière de foin soulevée par le vent. Je suis restée là, immobile, à contempler les particules qui dansaient dans l’air. Dans l’étable, les brebis somnolaient dans la douceur odorante de la paille. Il m’a demandé de l’aider, évidemment.

Bien sûr, j’ai appelé les secours, comme vous le savez. Mais pas immédiatement, contrairement à ce que j’ai affirmé ce jour-là, lors de ma déposition.

Je me suis assise à bonne distance, sur une des bottes de foin qu’il avait entraînées dans sa chute. Hors de sa portée, j’ai appris à être prudente. Il ne pouvait plus bouger, comme le médecin l’a constaté, il s’était brisé les vertèbres. Mais ses yeux…

Je ne connaissais que trop bien ce regard inspecteur. Pendant plus de trente ans, j’ai eu à l’affronter. Seule, loin des autres, loin du monde. Ici, nous avons peu de visiteurs, peu de gens ont à faire sur cette île. Nous y vivons entre nous, une poignée d’hommes et de femmes rudes, à l’image de notre paysage et de notre ciel. On ne s’occupe pas des affaires des autres. La plupart des anciens n’ont même jamais mis les pieds sur le continent, seuls les jeunes s’en vont pour faire des études, et bien souvent, ils ne reviennent plus.

Oui, je connaissais bien ce regard.

Quand il avait ces yeux-la, je savais que j’allais passer un mauvais moment. Qu’il allait « m’apprendre à vivre », comme il disait. Le quitter ? Pour aller où inspecteur ? Je suis née sur cette île, jamais je n’avais imaginé la quitter. Jusqu’à très récemment, bien sûr. Et pour tout vous dire, l’hébétude finit par vous gagner. On finit par se persuader que tout cela n’est qu’un mauvais rêve, qu’on va finir par se réveiller, par s’étirer et ouvrir les yeux sur sa vraie vie, une vie douce et tiède comme une soirée de juin.

Et on se réveille en effet, mais à cause de la douleur lancinante qui brûle vos reins parce qu’il vous a appris à vivre avec une bûche, ou des pulsations dans votre tête parce que pour une fois il a commis un faux pas et vous a imprudemment frappée au visage de son poing fermé. Mais vous continuez à rêver, oui vous continuez à rêver. J’ai dormi trente ans dans la folie de mon mari inspecteur, jusqu’au jour où j’ai décidé de me réveiller.

 

 Voulez-vous remettre une brique de tourbe dans l’âtre inspecteur ? 
Tenons-nous au chaud, le Bonhomme Hiver finira bien par rappeler ses loups.

 

Depuis une bonne semaine, la bise noire nous mordait le visage. C’est un vent qui rend fou inspecteur, un vent mauvais. Ici, on dit qu’elle dure neuf jours. Elle transperce les corps et affole les esprits. On dit aussi que lorsque le vent tombe, alors le beau temps revient, et le printemps avec lui.

 La bise noire l’avait rendu encore plus mauvais, il tournait dans la maison en maudissant les éléments qui raidissaient la terre et l’empêchaient de travailler au champ ouest. Quand il est entré dans la cuisine, le mufle bas, les yeux luisants, j’ai tout de suite su que ce serait pire que les autres fois. Et ça l’a été inspecteur, ça l’a été. Alors quand il s’est endormi ce soir là, assommé de vin et de vent, je suis allée jusqu’à la grange. Mon dos me faisait souffrir le martyre mais je suis montée sur cette échelle, lentement, barreau après barreau, jusqu’en haut. Et j’ai scié le dernier, juste un peu, pour ne pas qu’il le remarque si l’idée le prenait de regarder. Juste assez pour que le poids d’un ivrogne de quatre-vingt kilos le fasse céder après deux ou trois passages.

Dès la première montée, le dernier barreau de l’échelle a cédé. Quand j’ai soutenu son regard ce jour-là, assise sur le foin alors qu’il agonisait, toute peur s’est envolée. Toutes ces années d’épouvante, ces nuits passées les yeux grand ouverts en l’entendant pousser la porte au retour d’une soirée de beuverie, toutes ces heures de douleur, tout s’est envolé, emporté par la bise noire.

Toutes ces années de solitude, sans enfants pour l’égayer. Sans enfants pour me donner le courage de le quitter.

Vous savez inspecteur, je pense que la voilà la véritable raison, le mobile que vous cherchez. Si j’avais été le seul réceptacle de sa violence, je crois que rien de tout cela ne se serait jamais produit. J’aurais poursuivi mon mauvais rêve, jusqu’au bout. C’est le lot de bien des femmes ici-bas, et personne ne s’occupe de ce qui se passe chez son voisin, l’herbe est rarement plus verte ailleurs. Mais il y a une chose que je n’ai jamais pu lui pardonner et qui a lentement grandi dans mon cœur, dans mon corps, comme une graine noire et maléfique qui a fini par germer. Par germer et donner une plante amère, aux feuilles sombres et aux fleurs capiteuses dont les effluves mortelles ont fini par m’enivrer.

C’était quelques années après notre mariage, et inspecteur, ces premières années n’avaient pas été les pires. Nous avions même eu de bons moments, avant que l’alcool ne lui mette en tête de « m’apprendre à vivre ». Il travaillait dur, c’est une chose que personne ne pourra jamais lui enlever. Son bout de terre, la petite maison colorée et l’étable accrochées à cette île, c’était toute sa vie. C’est ce soir-la que le mauvais rêve a commencé. La raison, je ne m’en souviens plus. La soupe n’était pas à son goût, peut-être. Ou la récolte de choux n’avait pas été bonne. Ou un agnelage s’était mal passé. Peut-être autre chose, je ne sais plus. Le coup avait été violent, soudain, une fulgurance qui m’avait traversée et m’avait laissée stupide, hébétée, accroupie dans un coin de la cuisine comme une bête meurtrie. Le sang  s’était écoulé doucement de mes entrailles, lentement, goutte après goutte, poisseux, auréole macabre qui avait teinté mes jupes d’une fleur mortelle.

Il était allé lui-même accueillir le médecin à la porte, en mari attentif dont la femme maladroite avait malencontreusement chuté dans l’escalier.

Ce soir-la, il était venu me rejoindre dans la chambre. Un bébé, nous en aurons un autre m’avait-t –il dit. Mais nous n’en avons jamais eu d’autre inspecteur, grâce au ciel. Et à la place, c’est cette graine noire qui a grandi en moi, lentement, pendant toutes ces années, jusqu’au dénouement. Je l’ai gardée bien au chaud, en mon sein, je l’ai bercée, je l’ai nourrie, jusqu’à ce qu’elle devienne forte, terrible, impossible à contenir.

Ce matin-là, dans la grange, assise sur la balle de foin, j’ai soutenu son regard, longuement.

Et le vent a cessé, le tumulte de la bise noire s'est estompé.

Derrière le masque tordu de son visage n'est apparu alors qu'un pantin dérisoire, un malheureux fantoche agité de soubresauts. Je n’ai pas dit un mot, pas fait un bruit. Je l’ai juste regardé, jusqu’à ce que ses yeux se voilent et ne reflètent plus que le néant. Alors j’ai marché jusqu’à la maison pour appeler les secours.

Dans le ciel, les nuages avaient cessé leur course folle, la bise noire était tombée, laissant la place à un ciel d’un bleu féérique.

Dans le pré qui bordait la ferme, les premières fleurs du printemps dressaient leurs têtes colorées. Cette île inspecteur, c’est le royaume des fleurs sauvages. Toujours différentes, toujours renouvelées, au fil des saisons. Mais il en est une qui me touche tout particulièrement et dont on m’a offert le nom en baptême : C’est une drôle de petite fleur, elle est capable de vous offrir ses couleurs au cœur même de l’hiver si le soleil lui fait la grâce d’une apparition. Mais par grand froid, quand l’espoir d’une éclaircie n’est plus permis, elle s’endort, repliée sur elle-même. Elle se réveillera au retour du printemps et offrira sa délicatesse à tous les regards, si fragile et pourtant capable d’étonnantes prouesses, comme celle de survivre en dépit de toutes les difficultés et de tous les obstacles, entre deux rochers, en plein vent. On a envie de la protéger, mais en dépit des apparences, elle est forte. C’est une petite fleur très courageuse.
Certains ont bien tenté de la mettre en pot, de la domestiquer et de la faire plier, mais elle qui est si pleine de vie quand elle est libre finit par s’étioler dans sa prison, et par en mourir. Cette petite fleur est connue sous le nom de « pensée sauvage ». Mais son véritable nom est « Viola ».

 

Voila qui ne s’invente pas inspecteur.

Une autre tasse de thé ?

 

Le ferry de dix-sept heures ? En effet, c’est le dernier, n’allez pas le manquer ou vous seriez obligé de passer la nuit à l’auberge, et je ne vous la recommande pas, la vieille Nora a un fichu caractère et la nourriture y est exécrable.

Ai-je satisfait votre curiosité?

Mais je devine votre perspicacité inspecteur, je ne pense pas vous avoir appris grand-chose.

Ce que je compte faire ? Mais ce que j’aurais dû faire il y a bien des années inspecteur. Demain matin je vais ranger quelques affaires dans ma vieille sacoche, celle que mon père m’avait offerte. Il aurait voulu me voir devenir institutrice et ma foi, si je ne m’étais pas mariée, j’aurais sans doute pu le devenir. Vous savez, je n’ai même pas de valise. Puis je mettrai mon chapeau, mon meilleur manteau,  et je prendrai mon vieux parapluie.

En chemin, je regarderai les fleurs, longtemps. C’est la seule chose qui me manquera vraiment. Je remonterai  le chemin herbeux qui longe le chenal, jusqu’à l’embarcadère. Là, je prendrai le premier ferry et je quitterai cette île pour le continent.

Vous avez raison inspecteur, je vais vers l’inconnu. Mais je n’ai pas peur. Je n’ai plus peur de grand-chose à mon âge. Il est en votre pouvoir de m’accueillir à mon arrivée, je n’opposerai aucune résistance. Il est également en votre pouvoir de faire comme si toute cette conversation ne relevait que d’un rêve, celui d’une femme qui a enfin fini par se réveiller.

Je prends ce risque inspecteur, car vivre, c’est toujours prendre un risque. Seul est libre celui qui ose en prendre. Alors si j’ai ne serait-ce qu’une toute petite chance de connaître ce qu’on nomme le bonheur, un petit bonheur simple et calme, doux et tiède comme une soirée de juin, alors je prends ce risque. Et je vais vous confier un secret inspecteur : Quand on y croit suffisamment fort, les chances sur un million se réalisent neuf fois sur dix.

 

                                                                        Illyria, April 8th 2023

 

                                                                                                                    

 

 

 

                                                                                                           

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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  • : "C'est parce que Shakespeare ne parle jamais de lui dans ses pièces que ses pièces nous le révèlent complètement, et nous montrent même mieux sa véritable nature et son tempérament que ces sonnets étranges et exquis où il met à nu pour les yeux lucides le trésor secret de son coeur. Oui, la forme objective est, en définitive, la plus subjective. L'homme cesse d'être lui-même dès qu'il parle pour son propre compte. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité." Oscar Wilde, Intentions
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