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Mauvaise passe

 

 vivi1

 

 

 

 

Ce qu’elle attendait de la vie, c’était de la poésie.

De l’aventure.

De l’amour.

De l’amour, par-dessus tout.

Non pas les postures artistiques de l’amour, ni les jeux poétiques qui faisaient l’amusement d’une soirée, mais l’amour qui submerge une vie.

Incontrôlable.

Ingouvernable, comme une révolution du cœur, sans alternative, et tant pis s’il devait la mener à sa perte. L’amour, comme jamais aucun récit ne l’avait jamais décrit.

Comme aucun acteur ne l’avait jamais transfiguré.

Etranges attentes pour une femme qui avait fait des relations tarifées son métier.

 

Comédienne. Elle avait totalement conscience de l’être, mais dans le contexte vénal dans lequel elle évoluait, l’art de la dissimulation était une nécessité.

Leur donner l’illusion d’être parfaits, totalement captivants.

Alors même qu’elle était lasse de leurs confidences, de l’étalage de leur réussite, de leurs projets.

C’était souvent assez basique, une vingtaine de minutes à être une oreille attentive, ce que l’on nomme le social time, la partie conversationnelle de son activité.

Et que l’intérêt ne soit pas sincère, finalement peu importe.

Ils n’étaient pas là pour ça.

 

                                                                     *

 

Depuis des mois, il sollicitait régulièrement sa compagnie, pour toute la nuit.

Elle s’était prise d’une curiosité grandissante pour cet homme qui ne ressemblait à personne.

Même plus à lui-même.

Son corps portait les marques d’un drame dont elle ignorait tout et au sujet duquel elle n’avait posé aucune question.

Des cicatrices plein la  peau.

Et plein la mémoire.

 

Le rituel était immuable.

Il commençait par un dîner, toujours à la même table, image trompeuse d’un couple d’amoureux échangeant avec douceur et élégance des goûts intimes dans l’impudence du partage serein.

Illusion de regards parfois insistants, parfois dérobés, porteurs de vibrantes aspirations.

Illusion de l’amour partagé.

Elle était très douée pour l’illusion.

Et la nuit qui suivait était toujours la même, la même chambre avec vue sur le lac, la même enveloppe posée sur la petite console, sans jamais qu’elle l’ait vu accomplir le geste.

Mais même dans la relation sans amour, la vie peut quelquefois prendre une direction inattendue.

 

«Petite Colombe, raconte-moi ma vie. »

 

Elle en était restée interloquée, totalement prise au dépourvu.

 

« Mais je ne sais rien de toi. »

 

« Moi non plus. »

 

                                                                      *

 

Elle avait pris la demande comme un défi personnel.

Et à chaque nouvelle rencontre, elle savait qu’aucun droit à l’erreur ne lui était accordé.

Ecrire à chaque fois une nouvelle page d’un passé dont elle ignorait tout équivalait pour elle à passer au niveau supérieur d’un jeu vidéo grandeur nature.

Les mots sont évocateurs.

Ils libèrent une magie qui leur est propre, et l’art des mots, c’était sa partie.

Semaine après semaine, elle tissait pour lui la trame d’un passé  dont il avait lui-même perdu la trace.

Il ne disait rien.

Il écoutait.

Peut-être même qu’il se souvenait.

Et quand il en avait assez entendu, il la faisait taire.

 

                                                                     *

 

Elle se demandait fréquemment si quelqu’un l’attendait quelque part, une femme, des enfants, un foyer.

Le fait qu’il ne portait pas d’alliance n’induisait aucune certitude.

A quoi occupait-il ses jours, ses nuits ?

Quelles pensées étaient les siennes alors qu’il la regardait ?

Parfois, elle croyait surprendre dans ses yeux un éclat différent, une émotion subite, une porte entrouverte sur des eaux troubles et dormantes.

Et puis plus rien, l’habituelle distance, une certaine vacuité à laquelle elle s’était habituée.

 

 

 

                                                                      *

 

 Une nuit, elle l’avait questionné sur l’étrange garde-temps qu’il portait au poignet gauche et dont le cadran pivotait sur lui-même sur un axe invisible,  dévoilant alternativement  l’indication de l’heure sur un fond couleur  ivoire  ou, comme par magie, la face interne, toute en acier, gravée de mots latins dont la signification lui échappait :

 

« Non Omnis Moriar »

 

Il lui avait expliqué que cette montre avait été crée à l’origine pour un joueur de polo, qui  ne voulait plus risquer de voir son garde-temps brisé d’un coup de maillet, dans une action de jeu un peu musclée.

Il lui avait traduit la citation latine : « Tout en moi ne mourra pas » lui expliquant sa conviction intime que les esprits ne disparaissent pas avec les corps, même s’ils sont invisibles au commun des mortels. L’âme est une essence indestructible, elle ne s’éteint jamais.

 

Elle s’était amusée à faire jouer entre ses doigts la merveilleuse mécanique, recto, verso, sous ses regards amusés.

« Petite Colombe, c’est juste ce qu’il te faudrait pour ne plus jamais être en retard à nos rendez-vous… »

 

Elle avait ri.

 

                                                                      *

 

La semaine suivante, quand elle ouvrit  l’habituelle enveloppe qu’il avait déposée sur la console de verre, elle  eut la surprise de sentir sous ses doigts un petit objet froid, métallique.

Une montre en tous points identiques à celle qu’il portait, mais dont  le cadran art déco avait les justes dimensions de son petit poignet.

Elle le fit pivoter sur son axe, tout doucement. Sur l’acier poli couraient trois mots :

 

« Never be late »

 

Ne sois jamais en retard.

 

Elle sourit.

 

Et elle sut.

 

Il était le chemin qu’elle avait toujours voulu suivre. 

 Un chemin pour deux. 

 Trop incroyablement beau pour être réel, tellement précieux et unique.

Maintenant qu’elle l’avait découvert, elle ne s’en écarterait plus.

Ses mots, ses regards, ses caresses  étaient des diamants, et elle les portait, chaque nuit.

 

 

                                                                    *

 

 

Deux mois déjà qu’il n’avait pas sollicité sa compagnie, deux mois pendant lesquels elle s’était posée mille questions.

Qu’avait-elle pu faire qui lui eut déplut ?

L’avait-elle blessé, sans en être consciente ?

S’était-il tout simplement lassé de sa compagnie  et de ses talents de petite Schéhérazade et cherchait-il à assouvir ses désirs  dans d’autres bras ?

 

Elle s’étiolait, le cours obsédant de ses pensées ne s’arrêtait jamais, la souffrance de l’absence et de l’incertitude ne lui laissait aucun répit.

Elle alla jusqu’à s’enquérir auprès d’autres filles dont il aurait pu solliciter les services, essayant désespérément de retrouver une trace, un chemin à suivre, l’esquisse d’une piste.

Mais il restait un mystère, et le désespoir l’envahissait un peu plus, chaque nuit, comme l’envahissait aussi  la certitude qu’il était celui qu’elle avait toujours attendu.

 

                                                                   *

 

Quand la douleur de l’absence se faisait trop brûlante, elle se glissait derrière le volant de son petit bolide, un caprice auquel elle avait cédé l’année précédente.

Elle adorait conduire, elle avait toujours adoré ça.

La vitesse.

L’accélération.

La sensation charnelle de faire corps avec sa voiture, d’en être la maîtresse absolue, au mépris de tous les dangers.

Seule derrière son volant,  dans les lacets, la souffrance cédait la place.

Pour un temps.

 

                                                                   *

 

Cet après-midi là, elle avait un rendez-vous d’un genre un peu particulier.

Avec un médecin.

Mais pas dans le cadre de ses activités, pas cette fois.

Depuis quelques mois, elle était sujette à d’inquiétants vertiges, à d’occasionnelles pertes de connaissance dont elle sortait à chaque fois un peu plus terrifiée.

C’est un peu à contrecoeur qu’elle s’était pliée à toute une batterie d’examens.

Elle avait les hôpitaux en horreur, depuis l’accident de cheval qui avait failli lui coûter la vie étant enfant.

Des semaines dans un grand lit blanc, à flotter dans les brumes de la douleur et de la morphine.

 

C’est avec une appréhension à peine dissimulée qu’elle prit  place dans la salle d’attente du pavillon de neurologie. 

Elle jeta un regard à sa montre. 

Joua avec le cadran pour tromper son attente.

 

« Never be late »

 

Jamais minutes  n’avaient été aussi interminables.

 

                                                                  *

 

Quand elle quitta le bureau  au décor aseptisé, elle savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps.

Plus que quelques semaines, au mieux quelques mois pour le retrouver.

Elle ne pouvait plus se permettre d’être en retard.

 

                                                                  *

 

En sortant de l’ascenseur,   elle se perdit dans le dédale  des couloirs du pavillon.

En état de choc, l’affolement commença  à l’envahir, une sourde claustrophobie, la sensation d’être prisonnière d’un labyrinthe , et elle pressa le pas, à la recherche une issue.

Il fallait qu’elle sorte, qu’elle respire à pleins poumons l’air chaud de l’après-midi finissante.

 

Derrière une vitre elle aperçut trois lits, dont les occupants, silhouettes fantomatiques,  étaient branchés à d’étranges machines , dans un enchevêtrement de fils et de tuyaux  qui les reliaient à un semblant de vie.

Un semblant de vie qui serait bientôt la sienne.

 

Sur l’un des chevets, des fleurs, un cadre dans lequel  elle pouvait distinguer la photo d’une famille souriante.

Sur l’autre, toute une pile de livres dont le ou les visiteurs aimants devaient faire lecture à l’occupant immobile, un petit peu, chaque jour, dans l’espoir de le ramener vers la vie.

Sur le dernier , juste un petit objet étincelant, dans la lumière crue. 

Une montre, dont le cadran brillait sous les néons. 

Elle sentit son cœur exploser.

 

Quand elle poussa la porte, ses jambes ne la portaient plus.

Tirant vers elle une chaise de plastique blanc, elle s’assit à ses côtés.

Elle ne pouvait  détacher son regard de son visage, le visage qui avait hanté toutes ses journées, et toutes ses nuits.

Elle posa sa main sur la sienne, sa petite main aussi légère qu’une aile d’oiseau.

Elle laissa courir ses doigts sur les cicatrices dont elle connaissait par cœur les étranges arabesques.

Son regard se posa sur l’élégant garde-temps dont elle portait l’exacte réplique.

Elle vit que le verre était brisé.

Elle fit pivoter le cadran sur lui-même et resta pétrifiée.

A la place de l’inscription latine qu’elle connaissait par cœur, il n’y avait qu’un entrelac élégant, savant feuillage gravé par la main d’un artiste.

 

 

« Ca va aller mademoiselle ? »

 

La dame de service qu’elle n’avait pas entendue entrer lui souriait, d’un sourire doux et apaisant.

 

« Il n’a jamais de visites vous savez, ça me fait de la peine, il semble qu’il ne manque à personne. 

Depuis qu’il est là, jamais je n’ai vu quiconque à son chevet.

Il n’a aucune famille, vous savez.

C’est si triste.

Alors il m’arrive de lui lire des histoires, quand je ne suis pas trop débordée. 

J’ai l’impression qu’il aime ça, qu’on lui raconte des histoires.

Mais depuis deux mois, son état s’est aggravé, il s’éloigne chaque jour, un peu plus ; les médecins ne laissent aucun espoir, ce n’est plus qu’une question de jours avant qu’ils ne débranchent les machines. Il n’est plus qu’une coquille vide.

Il faut le laisser partir, ce semblant de vie n’en est pas une vous savez. 

 

Un an aujourd'hui qu’il est dans cette chambre immobile sur ce lit, et personne pour lui rendre la moindre visite.

C’est arrivé l’été dernier, un soir d’orage, les routes étaient glissantes.

Quel misère quand même, les routes de montagne  sont tellement meurtrières, et cet endroit tout particulièrement ; ce n’est pas la première fois qu’une voiture y quitte la chaussée et s’envole.»

 

Elle voulut savoir où ça s’était passé ; il fallait qu’elle le sache.

Et elle sut  tout ce qu’elle voulait savoir.

 

                                                                    *

 

Quand elle quitta l’hôpital, l’orage grondait .

Elle s’installa derrière le volant de son petit bolide et démarra,  laissant derrière elle une  longue ligne fumante, sur l’asphalte .

Ce soir, elle avait un rendez-vous, et elle ne serait pas en retard .

Pas cette fois.

 

Quand elle atteignit le col et que l’éblouissant  panorama de la vallée toute entière et du lac s’étendit sous ses yeux,,  elle ne ressentait plus qu’une sourde impatience, un désir lancinant, la pensée  obsédante de le rejoindre, enfin.

 

Il était là, il l’attendait.

 

Depuis tout ce temps, il n’attendait qu’elle.

 

Never be late Petite Colombe...

Non omnis moriar.

 

Elle n’était pas en retard,  pour lui, jamais plus elle ne le serait.

 

Quand le petit bolide prit son envol, sous la pluie battante, elle ne ferma même pas les yeux. Son sourire ne la quitta pas.  

 

Vole Petite Colombe, vole.

 

Ca ne fit même pas de bruit, à cause du tonnerre qui grondait.

Juste un éclair de plus, au bas du précipice.

 

                                                                       *

 

Au dessus du lac, des arcs électriques déchiraient  le ciel de plomb de fulgurances argentées.

Sous la pluie chaude de juin, il l’entoura de ses bras et posa ses lèvres sur les siennes. 

A  l’intérieur d’eux deux, l’orage s'épanouit aussi, en une scintillante fleur de foudre.

 

Et quand il étendit ses ailes au dessus de leurs têtes,   il n’y eut  plus que de la lumière.

 

 

 

 

 

 

 

 

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Viola, in Illyria, July 8th, 2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

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